People / Publié le 20 avril 2021
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INTÉRIEURS #59
ALBERT LECLERC
Montréal-Milan / Milan-Montréal
Récipiendaire du Prix Hommage du GRANDS PRIX DU DESIGN 2012
Rédigé par Madeleine Champagne et Anne Darche et publié dans INTÉRIEURS # 59 – HIVER-2012. Mise à jour pour INT.design en 2021 par Juli Pisano.
Depuis plus de 50 ans, Albert Leclerc bâtit les assises d’un design ouvert sur le monde, à coup d’aller-retour entre Montréal et Milan.
Son ingéniosité et son esthétique singulière ont fait de lui l’une des figures marquantes, autant du design italien que du design québécois.
Son œuvre prolifique est inclassable.
Elle s’étend à l’architecture et au design de produits, particulièrement pour la société Olivetti, où pendant trente ans il est le grand concepteur des systèmes d’expositions,
mais aussi pour de nombreuses firmes québécoises, dont Visu et Novella. Surtout, et encore aujourd’hui de manière aussi assidue, il s’adonne à l’exploration de la matière et de la forme et fait naître des systèmes d’objets saisissants.
Brillant stratège, visionnaire, rassembleur, il contribue de façon remarquable au développement de l’École de design industriel de l’Université de Montréal qu’il dirige de 1992 à 2004. Il y consolide le programme de design et de recherche en design contribuant ainsi à la professionnalisation de la discipline et à l’internationalisation du design québécois.
En 2012, à l’occasion de la Biennale Orizzonte Québec promue par la Délégation du Québec en Italie en collaboration avec le ministère de la Culture et des Communications du Québec, de la SODEC et du Conseil des arts et des lettres du Québec, avait lieu à Milan l’exposition Tre generazioni, tre designer del Québec à Milano, regroupant les travaux d’Albert Leclerc, de Ginette Caron et de Nicolas Bellavance-Lecompte, trois designers originaires du Québec qui ont su développer, à des moments différents, une activité professionnelle en Italie, et à Milan en particulier.
Pour toutes ces raisons, il est nommé récipiendaire du Prix Hommage des GRANDS PRIX DU DESIGN en 2012.
Retour sur son parcours…
CONCEPTEUR DÈS L’ENFANCE
Les yeux communicateurs, Albert raconte : « Mes premières sensations de design remontent à mes quatre ans. J’inventais des coiffures pour ma mère Albertine. Je me rappelle son parfum ainsi que son rire ».
PREMIERS TESTS DE MARCHÉ
« Ensuite, vers sept ou huit ans, je me suis mis à construire de petites cabanes d’oiseaux en bois et à tester l’effet de diverses formes et couleurs sur ceux-ci. Je passais des heures à surveiller si les oiseaux préféraient entrer dans celle-ci plutôt que celle-là. J’avais même osé pousser l’expérience avec une cabane en forme de tête de pirate. J’ai attendu, tant attendu, et finalement, les oiseaux sont entrés par les ouvertures des yeux et de la bouche. Ils n’avaient pas eu peur ! »
Voilà ce qu’on appelle un designer en herbe !
COMME LE WERTHER DE GOETHE
À douze ou treize ans, le jeune Leclerc adore la nature et entretient le rêve intime de vivre en symbiose avec celle-ci. Pur romantischen.
ARRIVENT ENSUITE LES TALONS HAUTS !
Son père, Philippe Leclerc, était président d’une entreprise nommée Laprairie Wood Heels. Question quiz : où se tenait l’ado Albert les samedis, vous croyez ?
Il n’allait pas jouer au hockey, non. Il préférait plutôt faire du contrôle de qualité sur la ligne de production de son père. Portant un regard bienveillant sur les talons, il évaluait l’application du vernis en caressant les chaussures pour y révéler le moindre défaut.
Et il ADORAIT ! L’amour de l’objet bien fait venait de naître…
NEW YORK, NEW YORK!
À l’âge de vingt ans, c’est à New York que les astres se sont alignés.
C’est à toutes les deux semaines que le curieux Albert se rendait à la grosse pomme, achetant Dodus, déambulant sur Fifth Avenue et tadam… découvrant… tadam… la si belle boutique Olivetti, où il s’enfermait des heures de temps et se perdait dans le bonheur de la découverte.
Ce fût une révélation… le designer était né.
DANS LA CAVERNE D’ALI BABA
Qui le connaît le sait… Albert Leclerc habite l’Italie et le Québec.
Où qu’il soit, il affectionne les derniers étages et les appartements mansardés et percés comme des gruyères pour laisser entrer la lumière.
Ainsi en est-il dans son repère du Plateau Mont-Royal, tout en haut d’un escalier extérieur en colimaçon. On monte, on monte, on monte, on tourne, on tourne, on tourne ; puis, nous y voilà ! L’appartement lumineux est rempli à ras bord d’objets (comme tous ses lieux de résidence, précise-t-il). Dans la pièce principale seulement, l’on dénombre une vingtaine de chaises disparates et distinctives. Parmi celles-ci : une Panton Chair jaune de Verner Panton, deux Hat Trick de Frank Gehry, une Chair One de Konstantin Grcic, une Tonietta de Enzo Mari et une chaise berçante en fibres de bananier conçue par Maria Vinka pour IKEA.
Aussi notées au vol, la lampe Callimaco d’Ettore Sottsass et de nombreuses pièces éditées par Alessi.
Chair Panton – Verner Panton | Hat Trick – Frank Gehry | Chair One – Konstantin Grcic |
Tonietta – Enzo Mari | Chaise berçante – Maria Vinka | Callimaco – Ettore Sottsass |
Nul doute, ici et maintenant réside un amant du design !
MÊME LE PÈRE NOËL A SA CHAISE…
Mais, au travers de ces icônes du design, se trouvent aussi quatre fauteuils mexicains traditionnels et une MÉGA grande chaise berçante typiquement québécoise que le père Noël prendrait fièrement pour trône !
LA PETITE HISTOIRE DE LA GROSSE CHAISE
L’anecdote va comme suit.
Flashback aux années 50s, avant de quitter le Québec pour des études supérieures au Royal College of Art de Londres. Il fait l’acquisition de la chaise du père Noël signée Jean-Louis Houle, ébéniste québécois, et l’entrepose où elle y est restée emballée pour 40 ans avant son retour à Montréal.
Digne d’une mention… dénotons les douzaines voire centaines de plats et d’objets en céramique empilés et les paniers tissés suspendus, un peu partout dans l’espace…
WHAT GIVES ? QUÉ PASA ? CHE COSA C’É ?
Comment expliquer cet éclectique mariage alliant la crème de la crème en design et, ce qui semble à première vue, un amalgame de bébelles disparates ?
« Ça laisse place à toute une vente de garage, un jour ! », blague Anne.
« Oh que non ! », s’emporte le designer outré ! « Chacun de ces objets est signé et fera son chemin vers une collection privée ou un musée. »
Une tape sur les doigts à l’intervieweuse !
LEÇON DE MAÎTRE : TOUCHER POUR VOIR…
Dans le discours qu’il entretient, le mot « artisanat » revient souvent.
Et pourtant… dans la langue populaire d’ici, ce mot semble avoir perdu son sens noble. Albert Leclerc de nous expliquer son respect absolu pour l’artisanat et les artisans.
« Le miracle du design se produit par les designers qui conçoivent les objets, mais tout autant par les artisans qui fournissent l’apport technique que les concepteurs n’ont pas. J’ai un énorme respect pour ces collaborateurs anonymes. »
Respect qu’il a toujours eu et qui s’est accentué en Italie, où les artisans et l’artisanat sont certainement mieux considérés qu’en Amérique du Nord. « Je dois toucher pour voir, ajoute-t-il, cet apprentissage remonte à mon enfance ».
CÔTOYER LES GRANDS
Notre designer réputé a certainement appris des meilleurs. Il a étudié la préfabrication industrielle sous Jean Prouvé (!), a été stagiaire au studio de Gio Ponti (!!) et a longtemps collaboré avec Ettore Sottsass pour Olivetti (!!!). Nul autre designer québécois, voire canadien, ne peut se vanter de mieux !
Responsable du design d’exposition au sein de la firme Olivetti, celui qui, jadis, passait ses weekends à New York à admirer les produits du chef de file dans le domaine des équipements de bureau, a su proposer vus aujourd’hui comme typiques de l’époque, dont un porte-mémos, un porte-crayons et un porte-trombones en caoutchouc synthétique, aux formes curvilignes et aux couleurs très voyantes.
LA MYTHIQUE VALENTINE
Conçue et dessinée par Sottsass en 1969, la machine à écrire portable Valentine (Valentine la Rouge) a bénéficié de quelques coups de crayons de Leclerc !
CHOSES EXQUISES
Parmi les nombreux objets signés Albert Leclerc et recherchés par les collectionneurs, notons :
• les horloges murales pour Ballardini (à l’origine Lorenz) qui ont fait un tabac au Japon (et qui en referaient un ici et pas que là !),
• les élégants vases cylindriques en aluminium pour La Galleria Il Sestante,
• Le Palle, une collection d’objets pour la maison ; vingt pièces de céramiques (assiettes, vases…) formées de…boules. Conçue il y a quarante ans, la collection Le Palle a été produite à nouveau en 2012 pour une exposition tenue à Milan où notre designer est toujours considéré comme « Il più Italiano des Québécois » dixit Nicole Charest. Hommage !
RENAISSANCE DE L’ÉCOLE DE DESIGN INDUSTRIEL
C’est pour toutes ces expériences passées en design, en architecture et en gestion de personnel et budgétaires qu’en 1992, l’Université de Montréal confiait à Leclerc la direction de l’École de design industriel et le mandat de redorer le blason d’un département qui avait été reconnu pour la qualité de son programme.
Respecté et aimé, il remet le bateau en marche avec brio.
OUVERTURE VERS L’INTERNATIONAL ET MAILLAGE AVEC L’INDUSTRIE PRIVÉE
Véritable pionnier, Albert met rapidement sur pied différents programmes pour la promotion et le rayonnement de l’École au Québec et à l’étranger. Parallèlement, son intérêt pour la recherche et le développement sont au centre de son activité de recherche appliquée, entre autres avec Hydro-Québec.
UN BON PÈRE DANS LA FAMILLE DU DESIGN
À l’initiative d’Albert Leclerc, l’École de design industriel de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal s’enrichit depuis 1994 d’une collection d’objets uniques composée de dons provenant de designers reconnus à l’échelle internationale tels Massimo Banzi, Achille Castiglioni, Michel Dallaire, Albert Leclerc, Michel Swift, Alessandro Mendini et Ettore Sottsass.
Leclerc est un précurseur et un homme sage. « Je veux qu’on laisse trace au Québec », dit-il.
LES QUATRE SAISONS D’ALBERT
Il porte des lunettes rondes « écaille de tortue » à la Lennon et un sourire aussi contagieux qu’omniprésent.
Il a un cœur québécois et une âme italienne.
Il mange du spaghetti, adore la flute traversière, aime caresser les objets, fond devant le marbre, détient trois montres alignées sur le comptoir de l’entrée, chacune espérant être portée par le designer et choisie pour sa prochaine sortie, ainsi qu’un choix de porte-monnaie pour complimenter le veston du jour, 5 poires parfaites et une montagne de tomates fraiches… ah oui, et caché quelque part, quelques bouteilles de Dolcetto d’Alba Sorano di Treiso venues du Piedmont, avec leur robe rubis profond, leur nez puissant dégageant des parfums de griotte, de lavande et de poivre vert.
C’est dit. C’est vrai. C’est tout… Il più Italiano des Québécois !
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