Projet / Publié le 22 février 2021
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CONSTRUIRE SUR DES SOUVENIRS
ET REPENSER LA MAISON QUÉBÉCOISE
Entretiens intemporels avec Gilles Saucier, architecte d’émotions
L’architecte Gilles Saucier, cofondateur de Saucier + Perrotte Architectes, est un habitué des réalisations majeures telles que le Musée Guggenheim de Helsinki ou l’Usine C et le Stade de soccer de Montréal et l’a été tout au long de sa carrière.
Malgré tous ces accomplissements, reconstruire en 2009 la maison de ses parents octogénaires aura été, pour lui, un défi inédit qui a nourri de façon significative sa pratique architecturale.
Comment bâtir sur des souvenirs ?
Comment apporter un regard neuf sur un environnement sans risque de déraciner ceux qui y vivent depuis quarante ans ?
Rencontré par le magazine INTÉRIEURS à l’époque, l’architecte nous présentait un projet profondément personnel et tout simplement intemporel. Si intemporel que douze ans plus tard, le projet et les propos sont toujours actuels et revalent la peine d’être lus.
Le résultat, deux entretiens pleins de candeur qui, aux dires du principal concerné, auront eu tout un effet boeuf !
Découvrez la démarche conceptuelle qui soustenait la reconstruction de la maison de ses parents. Un projet qui aura amené Saucier non seulement à repenser sa conception de l’architecture, mais aussi à envisager une version nouvelle de la maison québécoise traditionnelle : simple, ouverte et authentique.
par Alain Hochereau, publiés dans INTÉRIEURS 46 + 48, 2009.
Photos : Olivier Blouin, Gilles Saucier, Saucier + Perrotte Architectes.
INT : Que restait-il de la maison de tes parents après l’incendie qui l’a ravagé ?
GS : Il ne restait que les fondations. En revanche, le paysage était demeuré intact. Lorsque nous avions emménagé, en 1967, il n’y avait que trois érables centenaires. Nous avons planté tout le reste.
Aujourd’hui, la végétation est mature et semble s’imposer au-delà de toute contingence temporelle. On peut dire que nous avons littéralement construit le paysage.
INT : Quel défi représentait la reconstruction de la maison de tes parents ?
GS : Construire une maison, c’est proposer un regard particulier sur son environnement. Concrètement, lorsqu’on est à l’intérieur, on va percevoir tel ou tel aspect du paysage selon le nombre de fenêtres, leur taille, leur orientation…
Mais comment fait-on lorsqu’il existe déjà un bagage visuel fait de quarante ans d’habitudes de vie et de souvenirs ?
J’avais la responsabilité que ma famille s’y retrouve. Il fallait que la maison soit en rapport avec la perception qu’ils ont construite de leur environnement. À 80 ans ces souvenirs et perceptions représentent l’âme de toute une vie.
INT : S’agissait-il alors de reproduire l’ancienne maison, pour que vos parents retrouvent leurs souvenirs ?
GS : Non ! Ce que je voulais, c’était donner de la précision à un regard qui s’est construit pendant 40 ans. La rivière, les arbres ont toujours été présents dans la perception que mes parents ont de leur chez-eux. Pourtant, les ouvertures de l’ancienne maison ne permettaient pas toujours de les voir. Il y avait une quantité de choses que mes parents ne voyaient pas. Je leur ai proposé une relecture de leur environnement, déterminée par l’importance que certains aspects de ce paysage ont acquise au fil des années.
Qu’est-ce qui comptait pour eux ?
C’est en faisant un classement de leurs souvenirs que j’ai pu définir des priorités et ainsi réorienter les vues qu’offre la maison sur son environnement.
INT : Y a-t-il tout de même de vous dans cette maison ?
GS : Bien entendu. C’est ma pratique architecturale qui a guidé cette relecture du paysage. L’architecture de la maison d’origine, datant de 1840, était traditionnelle, avec son toit à pignon, ses galeries et sa cuisine d’été.
J’ai voulu la revisiter en faisant une synthèse entre les souvenirs familiaux, la maison québécoise traditionnelle et des éléments du paysage de cette région du Bas-du-fleuve. C’est ce qui lui donne son côté « grange décrépite » monochrome (comme on en voit beaucoup dans les environs).
Son côté asymétrique est aussi un clin d’oeil au petit pont bancal, enjambant la rivière en contrebas, que nous avons construit avec mon père lorsque j’étais jeune.
Et la couleur noire du parement ? Elle évoque l’incendie (sourire)…
INT : Avez-vous repensé la maison en fonction de l’âge de vos parents ?
GS : Absolument ! Je l’ai même conçue pour que des fauteuils roulants puissent y circuler facilement. Elle est construite sur un seul étage, autour d’un vaste espace de vie qui s’ouvre sur la cuisine.
Dans un mode où tout semble rapetisser, l’architecture intérieure de cette maison donne l’impression que tout est grand, alors qu’on reste dans des dimensions très humanitaires.
Je ne voulais pas non plus que cela prenne des airs de centre pour personnes âgées.
J’ai donc pris soin d’intégrer la maison à son environnement qui compte tant pour mes parents (les arbres fruitiers, le potager…). En s’inscrivant dans le prolongement des galeries qui ceinturent la maison, les rampes d’accès pour fauteuil roulant passent inaperçues. C’est ainsi qu’on devrait construire, pas simplement dans l’optique fonctionnelle, mais dans l’harmonie des personnes avec leur environnement.
INT : Que vous a apporté cette expérience ?
GS : Énormément ! D’abord, c’est un geste d’amour. On a rarement l’occasion de rassurer ses parents en leur faisant comprendre ce que l’on fait vraiment.
Avec cette maison, plutôt qu’ils apprennent ce que je fais à travers des articles de magazines, je leur ai fait ressentir intimement.
Je leur ai donné la possibilité de reprendre contact avec leurs souvenirs, en utilisant mes propres mots. Mais, par la même occasion, en verbalisant ainsi ma pratique, j’ai pu la faire grandir. Cela me pousse désormais à mieux choisir les éléments de l’environnement qui vont nourrir un projet. En outre, cela m’a permis de clarifier la raison pour laquelle je fais ce métier. Le but que je poursuis, finalement, c’est de permettre aux gens de se reconnecter avec leur environnement. Pour cela, l’architecte doit être capable de traduire leurs émotions avec éloquence et beaucoup d’humilité.
INT : Vous disiez que construire cette maison vous aurait permis de mieux cerner pourquoi vous êtes architecte…
GS : Oui, en quelque sorte, cela m’a permis de boucler ma pratique. Selon moi, le rôle de l’architecte est de porter un regard poétique, qui va traduire les émotions que ce lieu a fait germer en lui. Toutefois, son rôle est aussi d’être réaliste, car le but de l’architecture est de créer des lieux pour les gens, où ils pourront donc s’épanouir.
Concevoir la maison de mes parents aura été une façon pour moi d’aller vérifier à l’échelle micro ce lien intime entre le rapport personnel au paysage et l’adéquation d’une construction par rapport aux émotions de ceux qui vont y habiter.
INT : Vos souvenirs d’enfant n’ont-ils pas influencé ce rapport au paysage et votre perception des besoins des usagers ?
GS : C’est vrai qu’il est rare que le regard poétique que l’on porte sur un lieu se mêle à des souvenirs personnels. Pourtant, j’ai pris le même recul que pour un autre projet. D’ailleurs, mes collaborateurs ne connaissaient pas le lieu, et nous avons procédé comme d’habitude : rencontrer les gens, voir le lieu et traduire les émotions qui s’en dégagent ; en fait, faire l’apprentissage du lieu et des gens pour qui on travaille. Et avec le petit budget dont on disposait, il me fallait tout ramener à l’essence même de mon travail, qui est de transmettre la valeur intemporelle d’un lieu.
INT : Et quelle est cette valeur, dans le cas de la maison de vos parents ?
GS : C’est l’image caractéristique du paysage du Bas-du-Fleuve, tout en plaines avec de petites montagnes de granit qui surgissent par endroit, les Monadnocks. Les bâtiments de ferme y apparaissent comme autant d’objets insolites qui viennent rompre l’uniformité lisse de ce paysage.
J’ai voulu rendre compte de la personnalité de ces bâtiments aux allures de granges avachies, dont les formes et les couleurs sont rendues floues par la rudesse du climat. Pour mes parents, j’ai ainsi réinterprété une maison à pignons du Bas-du-Fleuve, en la déformant (avec son toit asymétrique qui ne déborde que d’un seul côté) pour évoquer les granges improbables de la région, que l’on croit toujours sur le point de s’effondrer et qui, pourtant, traversent les âges comme si leur architecture suspendait le temps.
INT : Et quelle matière avez-vous adoptée pour rendre compte de cette architecture régionale ?
GS : À force d’intempéries, les bâtiments de la région deviennent gris foncé. J’ai donc choisi une tôle très ne pour le toit, comme la tôle métallique utilisée dans le Bas-du-Fleuve, et des murs de planches peintes en noir.
De loin, comme on ne distingue pas clairement les espaces entre les matériaux ni les arrêtes, la maison se fait abstraite, presque comme un minéral taillé dans un champ. Avec la neige, elle devient vraiment noire sur fond blanc, un objet qui semble se confondre avec son ombre pour devenir une abstraction.
À l’intérieur, tout est peint en blanc, y compris la galerie abritée par une moustiquaire, comme si la lumière était contenue tout entière dans l’objet. C’est ce contraste entre l’enveloppe extérieure monochrome et la luminosité intérieure qui met en scène le lieu.
La cheminée de pierre, encore plus ancienne que la maison détruite par l’incendie, obtient une troisième vie en s’intégrant au volume replié de l’annexe.
INT : Et quant à l’architecture intérieure ?
GS : Je n’ai utilisé que des matériaux simples, des planchers en bois et des murs en plâtre, sans les fioritures que la société de consommation nous impose parfois.
La fenestration a été pensée en fonction d’un rapport particulier au paysage. Dans le salon, les fenêtres, qui occupent toute la hauteur du mur, font pénétrer le paysage à l’intérieur.
Le plan général est inspiré de celui de la maison québécoise traditionnelle. Je n’ai fait que réintégrer l’annexe par un simple « pliage » du toit, et articuler la maison autour de la galerie pour l’ouvrir sur l’extérieur. J’ai voulu créer une transition entre la maison québécoise traditionnelle et sa version contemporaine, sans faire d’éclat, mais avant tout, pour reloger mes parents en totale harmonie avec nos souvenirs du lieu.
Architecte d’émotions
Ce qu’on retient de la série d’entretiens ? Gilles Saucier dessine des émotions ! C’était vrai en 2009, c’était encore vrai en 2017 lorsque Stéphan Bureau de Radio-Canada s’est entretenu avec l’architecte sur ce sujet.
Écoutez le balado… ici